C’est la députée de la Gironde Edwige Diaz qui a interrogé par écrit le gouvernement à propos des « mesures d’interdiction prises par les maires relatives au tractage d’opinion sur les marchés ». La députée relate que « les militants des partis politiques se heurtent régulièrement, parfois chaque semaine dans la même commune, à des interdictions, émises par les équipes municipales, de distribution de documents politiques sur des marchés ». Elle demande, d’une part, si ces interdictions sont légales, et interroge le gouvernement sur « les obligations relatives à la publicité et à l’accès aux arrêtés municipaux interdisant la distribution de tracts » .
De Nevers…
Dans sa réponse, le ministère de l’Intérieur rappelle en préambule que « la distribution de tracts sur la voie publique est libre, y compris pour les tracts de nature politique ». Il n’est donc pas possible pour un maire d’interdire de façon permanente la distribution de tracts sur les marchés ou sur la voie publique, sous peine d’une atteinte grave à la liberté d’expression.
Mais la réponse doit être nuancée, parce que certaines restrictions sont possibles : s’il est « avéré » qu’une distribution de tracts aurait pour effet « d’engendrer des troubles à l’ordre public », le maire peut prononcer une mesure d’interdiction – y compris en période électorale –, à condition que celle-ci soit limitée dans l’espace et dans le temps.
« Peut prononcer » ne signifie pas que toute atteinte à la liberté d’expression (interdiction de distribution de tracts ou de réunion) est forcément légale dès lors qu’existe un risque de trouble à l’ordre public : même en cas de troubles possibles, le maire a intérêt à se montrer très prudent en la matière. La jurisprudence historique, sur ce sujet, est celle du fameux arrêt « Benjamin » rendu en 1933 par le Conseil d’État, qui n’a pas autorisé un maire à interdire une réunion alors même que le risque de troubles à l’ordre public était avéré.
Un peu d’histoire : en mai 1933, l’écrivain et polémiste proche de l’Action française René Benjamin devait donner deux conférences à Nevers. Ayant produit des écrits particulièrement violents contre les instituteurs, l’écrivain s’était attiré la profonde hostilité du corps enseignant. Chacune de ses conférences était donc l’occasion de rixes, qui, en 1927, étaient allées jusqu’à la mort d’un membre du public. Le maire de Nevers prit donc deux arrêtés pour interdire les conférences prévues.
Attaqués devant le Conseil d’État, ces arrêtés furent annulés : le Conseil d’État jugea en effet que le maire, s’il doit « prendre les mesures qu’exige le maintien de l’ordre », doit concilier cette exigence avec « le respect de la liberté de réunion ». Or l’éventualité de troubles « ne présentait pas un caractère de gravité tel que (le maire) n’ait pu, sans interdire la conférence, maintenir l’ordre en édictant les mesures de police qu’il lui appartenait de prendre ».
Cet arrêt de 1933 est souvent cité comme illustrant toute la portée de la liberté de réunion – et de la liberté d’expression. Depuis, le Conseil d’État a eu l’occasion de préciser que toute mesure de police restreignant la liberté de réunion ou d’expression doit est soumise « au triple test de proportionnalité », c’est-à-dire la vérification qu’elle est adaptée, nécessaire et proportionné au maintien de l’ordre public.
… À Saint-Cyr-l’École
Cependant, comme rien n’est simple en matière de justice, les notions même de mesures « limitées dans l’espace et le temps » peuvent faire l’objet d’interprétations diverses. On pourrait penser par exemple que la « limitation dans le temps » interdit de prendre des mesures à long terme. Ce n’est pas toujours le cas.
Ainsi, la commune de Saint-Cyr-l’École (Yvelines), a pris en 2012 un arrêté interdisant « la distribution d’écrits de toute nature » à l’intérieur de la halle du marché, tous les mercredis et samedis de 8 h à 13 h. Le tribunal administratif de Versailles, dans un premier temps, a suspendu cet arrêté, jugeant que « en l’absence de risques établis de troubles à l’ordre, à la tranquillité ou à la salubrité publics, cette mesure de police portait, notamment en période électorale, une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés d’expression et de communication ».
Mais le Conseil d’État en a jugé autrement. Dans une ordonnance du 17 avril 2012, il a estimé que cette interdiction était bien limitée dans le temps (de 8 h à 13 h) et dans l’espace (l’intérieur de la halle) ; et qu’elle avait pour motivation « les nécessités de la commodité de la circulation du public à l’intérieur de la halle ». Elle ne pouvait donc, selon le Conseil d’État, « être regardée comme portant une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’expression » – et ce même en pleine campagne électorale. Le Conseil d’État a donc validé cet arrêté municipal.
Il semble donc qu’il n’y a pas de réponse très claire à la question de la députée de la Gironde. Un maire peut prendre un arrêté interdisant la distribution de tracts, mais uniquement si des risques de troubles sont avérés, et sous le contrôle du juge qui aura à décider de la « proportionnalité » de la mesure.
Publicité obligatoire
Il est certain en revanche que le maire ne peut en aucun cas imposer « une déclaration ou une autorisation » pour la distribution de tracts dans sa commune, rappelle le gouvernement. En effet, « le pouvoir de police générale du maire ne lui permet pas de subordonner une activité relevant de la liberté du commerce, de l’industrie ou de la presse, à un régime d’autorisation ou de déclaration préalable, sans qu’une loi ne l’y autorise ».
Il faut aussi rappeler que la veille d’un scrutin politique, à partir de zéro heure (samedi zéro heure si le scrutin a lieu le dimanche, par exemple), toute distribution de tract politique est interdite.
Le gouvernement rappelle enfin qu’un arrêté interdisant la distribution de tracts est un acte réglementaire, et doit à ce titre être accessible au public, soit par voie électronique, soit, pour les communes de moins de 3 500 habitants, par tout moyen choisi par le conseil municipal (affichage, publication papier ou publication électronique).
SOURCE : MAIREinfo – Édition du jeudi 26 juin 2025