C’est une décision qui pourrait faire date. La Cour d’appel financière, en fin de semaine dernière, a relaxé un maire que la chambre du contentieux de la Cour des comptes avait condamné à 1 000 euros d’amende, six mois plus tôt, pour avoir « procuré à autrui un avantage injustifié par intérêt personnel ».
Les nouvelles juridictions
Pour comprendre cette affaire, il faut commencer par rappeler la nouvelle organisation de la justice financière, en vigueur depuis le 1er janvier 2023. Cette réforme a mis en place un régime juridique de responsabilité unique des gestionnaires publics, qu’ils soient ordonnateurs ou comptables. Jusque-là, il existait deux juridictions séparées : la Cour des comptes et ses antennes régionales avaient compétence sur les comptables, tandis que les ordonnateurs étaient justiciables devant la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF).
Désormais, les ordonnateurs (par exemple les maires) et les comptables sont justiciables devant une seule et même chambre, la chambre du contentieux de la Cour des comptes. En cas d’appel, celui-ci se fait devant la nouvelle Cour d’appel financière. Une éventuelle cassation se fait toujours en Conseil d’État.
Réquisition du comptable
C’est donc la chambre du contentieux de la Cour des comptes, saisie par le procureur général, qui a jugé en première instance le 19 novembre dernier cette affaire impliquant le maire de la commune de Richwiller, dans le Haut-Rhin.
Voici les faits : en 2022 et 2023, le maire de la commune demande à la comptable publique de régler des mandats destinés aux agents de la commune, comportant le paiement d’une « prime de fin d’année ». Puisque l’on était alors avant l’entrée en vigueur de la réforme de la responsabilité financière des gestionnaires publics, les services de la DGFiP avaient encore le loisir de contrôler a priori la comptabilité des communes. À l’occasion d’un de ces contrôles, la DGFiP signale à la comptable publique que ces mandats ne sont pas accompagnés de pièces justificatives. La comptable signifie donc au maire qu’elle suspend le paiements de ces mandats. À deux reprises, en 2022 et en 2023, le maire procède à la réquisition de la comptable publique, c’est-à-dire qu’il lui ordonne de payer les mandats. À partir de là, la responsabilité du comptable est dégagée, puisque « les comptables ne sont pas responsables des opérations qu’ils ont effectuées sur réquisition régulière des ordonnateurs », indique le Code des juridictions financières.
La comptable publique a donc procédé aux versements de primes s’élevant à 23 928 euros en 2022 et 25 877 euros en 2023.
Intérêt personnel ?
Problème : ces primes n’ont pas de base légale. On se rappelle en effet que l’octroi de primes aux agents de la fonction publique est très encadré : elles ne peuvent dépasser celles « dont bénéficient les différents services de l’État » (principe de parité). Seule exception : les avantages « collectivement acquis » par les agents avant le 28 janvier 1984, qui peuvent être « maintenus » dès lors qu’ils apparaissent dans le budget de la collectivité. Pour pouvoir justifier un avantage qui excède ceux en vigueur dans la fonction publique de l’État, il est donc nécessaire de fournir une délibération du conseil municipal antérieure au 28 janvier 1984 fixant « les conditions d’attribution et le taux moyen des indemnités ».
La maire de la commune n’a pas fourni ces pièces justificatives à la comptable publique, ce dont il a été prévenu par celle-ci. En l’absence de ces pièces, les primes accordées apparaissent comme « un avantage pécuniaire injustifié ». Plus grave : il a ordonné le paiement de ces primes « en dépit du fait qu’il avait été informé du caractère insuffisant des pièces produites », écrit la chambre du contentieux.
La deuxième année seulement, en 2023, le maire a produit une délibération de 1997 indiquant que « la prime de fin d’année est inscrit au compte des frais de personnel du budget ». Insuffisant, rappelle la chambre du contentieux, puisque la prime ne peut être maintenue que si la délibération est antérieure à 1984. Conclusion, logique, de la justice : « Le maire de la commune de Richwiller a méconnu ses obligations », ce qui a entraîné, d’une part, « l’octroi d’avantages injustifiés » et, d’autre part, « un préjudice financier pour la commune ».
Mais c’est sur les motivations du maire que la chambre du contentieux s’est montrée la plus dure. Pour elle – suivant en cela l’avis du procureur général –, le maire a agi ainsi pour éviter un conflit social avec ses agents, qui aurait pu survenir s’il avait supprimé une prime qui a toujours été versée à ceux-ci. Pire : le procureur a estimé que « 11 des 28 bénéficiaires de la prime » étant habitants de Richwiller, le maire, en agissant ainsi, a cherché « la préservation de ses relations avec 11 de ses collaborateurs/électeurs ».
La cour a donc jugé que la maire a cherché à acheter la paix sociale et à choyer ses « collaborateurs/électeurs » pour faciliter sa réélection, ce qui signifie qu’il a agi par « intérêt personnel ». Les juges ont estimé que l’expérience de ce maire (élu depuis 2008), constitue une circonstance aggravante et qu’il a, écrivent-ils, fait preuve « d’une légèreté particulière » en réquisitionnant la comptable plutôt que de « régulariser la situation ». Le plus étonnant étant que la cour, en même temps, estime que le maire croyait de bonne foi que cette prime était versée depuis toujours… et que l’instruction a fait apparaître qu’une telle prime était en effet versée avant 1984, sous forme d’une subvention à l’Amicale du personnel communal, qui se chargeait de la reverser aux agents. Mais faute de délibération en bonne et due forme, l’argument n’est pas recevable.
Le fait d’estimer que le maire a agi par intérêt personne est, en l’espèce, le point essentiel, puisque c’est ce qui rend le maire condamnable : dans un dossier tel que celui-ci, si une faute est commise sans que le maire ait agi par intérêt personnel, il ne peut être condamné. La cour du contentieux a donc condamné le maire à 1 000 euros d’amende.
La CAF balaye les arguments de la chambre du contentieux
Le maire a donc porté l’affaire devant la Cour d’appel financière… qui n’a pas du tout été convaincue des arguments de première instance.
Dans son arrêt, publié au Journal officiel, la CAF ne réfute pas que le maire a manqué à ses obligations et qu’il y a bien eu « avantage pécuniaire injustifié » pour les agents et « préjudice financier » pour la commune ».
En revanche, elle ne reconnaît pas « l’intérêt personnel », qu’il soit direct ou indirect, du maire. Premièrement, la CAF rappelle que le fait que le maire ait manqué à ses obligations ne suffit pas à caractériser l’existence d’un intérêt personnel. Ensuite, elle souligne « qu’aucun élément du dossier » ne permet d’accréditer la thèse selon laquelle le maire aurait tenté « d’éviter un conflit social ». Mais quand bien même l’eût-il fait, écrit la CAF, cela aurait alors permis « d’éviter que soit perturbé le fonctionnement des services publics communaux » … ce qui ne peut être regardé comme un intérêt « personnel ». Au passage, la CAF reconnaît que la prime dont il est question était versée depuis plus de 40 ans et « considérée par les agents, les maires et les comptables successifs jusqu’alors comme un avantage collectivement acquis ».
La CAF balaye l’argument de « l’intérêt électoral », lorsque l’on parle de 11 agents/électeurs sur une commune de 3 700 habitants. Elle rappelle que le maire a été élu en 2008 puis réélu en 2014 et en 2020 sans liste concurrente, ce qui laisse à penser qu’il n’avait pas besoin d’octroyer une prime indue à 11 électeurs pour être réélu.
La CAF ne reconnaît donc pas que l’action du maire a été guidée par un « intérêt personnel, direct ou indirect », annule l’amende de 1 000 euros et relaxe le maire de ces poursuites.
Cet arrêté de la Cour d’appel financière est particulièrement intéressant parce qu’il semble rompre avec une tendance de plus en plus prégnante en matière de justice pénale, la présomption d’intentionnalité, notion que l’on retrouve dans de nombreuses affaires de prise illégale d’intérêt. Il reste à savoir si le parquet s’en tiendra là, ou si l’affaire sera portée en cassation devant le Conseil d’État.
SOURCE : MAIREinfo – Édition du mardi 24 juin 2025